Du Nutella dans le ravin

SARDAIGNE, Juillet 1970

Le car se torturait sur des routes tortueuses.
La Sardaigne déroulait ses paysages méditerranéens, ses plaines inexistantes, ses montagnes omniprésentes.
Le volant entre des mains expertes valsait d’un virage à l’autre, d’un virage qui faisait grincer les pneumatiques à un autre qui faisait danser les amortisseurs, un autre encore provoquait sur le buste des passagers un mouvement de droite à gauche, puis de gauche à droite, on se serait cru sur les chevaux à bascule de la fête foraine.
Après tout ça, on n’avait pas fait cent mètre.

Santa arrêta le car sur le bas-côté et prononça les paroles que tout le monde attendait : impossible de de manger ou boire sur une route pareille, donc tant pis pour le temps qui passe et le retard qui s’accumule, on fait la pause goûter maintenant.
Des cris enthousiastes approuvèrent cette décision et Marcel descendit du car, ouvrit la remorque, attrapa le Nutella et quelques autres babioles, referma la bâche qui couvrait cette ingénieuse cantine ambulante, et ses provisions gérées on ne peut mieux par l’intendant en chef, plus connu sous le nom de Marcel.
Pas le temps de descendre du car pour faire la pause et se dérouiller les gambettes, le goûter ne pouvait pas durer plus de cinq minutes, après, ce serait à chacun de se débrouiller pour que les substances qu’il avait encore entre les mains, terminent bien leur course dans leur palais buccal plutôt qu’à côté, ce qui par expérience aboutissait à une moyenne quasi constante de 50/50.
Le Nutella parti du fond du car, en taille collectivité, avait du mal à se frayer un chemin vers l’avant, arrêté qu’il était par des bras qui se tendaient ou des mains qui le kidnappaient !
Petit à petit, rangée par rangée, chacun en prenant le minimum pour que tout le monde puisse en avoir, Marcel l’économe, plus connu sous son prénom, n’avait pris qu’un pot, il avançait…
Il était de plus en plus évident qu’il n’atteindrait pas les sièges de l’avant ! C’est alors que le silence se fit.
Santa réclamait le pot de Nutella !
Quoi ? Qui ? Comment ? Santa ne mange pas de Nutella que l’on sache… D’ailleurs , il ne goutait pas, jamais ! De mémoires de passagers, on n’avait jamais vu Santa demander ne serait-ce qu’une petite cuillère de cette divine pâte à tartiner !
Marcel qui était assis à l’avant à côté de Santa, se leva, remonta l’allée centrale,, pris le pot de Nutella, disant en s’excusant « c’est pour une
urgence », fit demi-tour, remonta l’allée centrale en sens inverse, et sans se poser de questions, ne réfléchissant pas aux conséquences de son geste, qui d’ailleurs aurait pu les imaginer, tendit le pot de ce délicieux nectar à Santa.
C’est alors que l’incroyable se produisit, que l’impensable arriva, que l’imprévisible fut…,
D’un mouvement ample, rapide et précis, passa le pot de sa main gauche à sa main droite et d’un geste fier et altier, il balança le pot de Nutella par la fenêtre !!!
Le silence se fit. Le silence s’épaissit. Le silence se finit.
Une véritable bronca se déchaîna ! Marcel descendit du car, mais il ne fit que constater ce que ses yeux avaient vu, le pot avait bien traversé la route, franchi le parapet de pierres sèches, et roulé, fracassé, dans le ravin qui longeait la route…
Mais pourquoi ? Qu’est-ce qu’il vous avait fait ce pot ? C’est la fatigue, Santa ? On vous interne à
l’hôpital psychiatrique le plus proche ou on attend d’être revenu à Lyon ?
Santa, raide comme un manche à balai, fier de lui, très fier de lui, très très fier de lui, tourna la clé du démarreur et recommença de valser avec son volant, ses tournants, ses tourments…
Jamais on ne sut pourquoi !
Jamais il ne s’expliqua !
Jamais il n’en reparla !
La vente des pots de Nutella explosa…

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