Il se réveilla, ouvrit les yeux.
La chambre ne lui rappelait rien.
Où était-il ? Petit à petit, la mémoire lui revenait.
Il se rappela l’hommage du soir, il regarda la femme qui le regardait…
20 h. Pile.
Les mains commencent à se battre, les unes contre les autres.
Quand la droite parait avoir gagné, la gauche lui montre qu’elle peut mieux faire…
Ensemble, elles font du bruit, beaucoup de bruit, de plus en plus de bruit, chaque fenêtre, chaque soir, chaque rue, chaque ville, chaque bourgade, chaque pays, chaque patrie…
Et dans ces millions de gens, ils se sont vus…
Uniques, son sourire, ses yeux, ses mains qui rendent hommage aux soignants, les soignants de tous, puisqu’ils soignent tout le monde, qui ne font que leur métier, certes, mais tellement bien, si généreusement bien, sachant bien combien ils sont exposés… chaque jour est un jour de courage !
A qui souriait-elle ? A une autre fenêtre que la sienne ?
20h05
Une pensée lui vrilla la tête. Cet instant allait-t-il s’arrêter ? Là, maintenant, tout de suite.
Non. Une guitare égrène quelques notes légères, on dirait une fugue, oui, c’est elle, le Prélude de Bach en Ut majeur, célébrée par Maxime Le Forestier, un piano fait une timide apparition, prend un peu d’ampleur, augmente son volume, emplit l’espace, soutenu par deux ou trois batteries de cuisine, un vrai bruit de casseroles annihilant les efforts du guitariste pour rester audible, bientôt vengé par deux guitares électriques saturant les oreilles de la rue…
A-t-il rêvé ? Ce sourire lui était-il adressé ?
20h10
Elle est encore là, souriante toujours, regardant à droite, puis à gauche, jamais en face,
Qu’a-t-il fait pour mériter un tel sort ? Son regard, lui, ne varie pas et il ne sait même plus d’où viennent toutes ces notes, de quels instruments sortent ces mélodies, d’où provient le staccato des mains qui commence à faiblir, de plus en plus fortement…
Ce petit signe de la main, c’est pour lui ? Comment en être sûr ?
20h15
Les fenêtres se taisent les unes après les autres. Les casseroles réintègrent leurs cuisines, sans doute sont-elles de corvées de patates ou d’autres légumes pour la soupe du soir, les batteries de cuisine font de même, les guitares électriques sont débranchées, le piano continue, seul, à tenir tête à la guitare sèche, qui reprend pour la quarante douzième fois la même fugue, celle de Bach, on croirait entendre Le Forestier… mais ce n’est pas le moment de conter fleurette !
Elle ne bouge pas et il n’ose bouger.
20h20
Les unes après les autres, les fenêtres se ferment, les mains ont mal aux mains, la rue retrouve son calme et ce silence si particulier de cette période de confinement, pas de voitures et leurs moteurs vrombissants, pas de piétons et leurs bruits de pas, pas d’enfants et leurs cris de joie. Même le vent dans les arbres fait moins de bruit, il traverse la ville en retenant son souffle qui se fait caresse, il prend soin de ne pas suivre les couloirs de vent, ceux qui font grand bruit au point de faire peur aux petits enfants. Il se fait joyeux telle une brise du soir, légère comme une fugue, celle du prélude…
Et soudain, elle disparait, sans un mot, sans un geste.
20h25
Derrière lui, la télévision a repris son lancinant chapelet du soir, le corona, le covid , l’Italie, l’Espagne, la Chine, les États-Unis, des chiffres qui pourraient être dix fois plus élevés que personne ne bougerait, personne ne sachant s’il faut bouger ou rester immobile, la sempiternelle question de la chloroquine déchaine les chaines de télé, un professeur pointu contre un spécialiste de pointe, les EHPAD essayent de ralentir l’ampleur de la catastrophe, le directeur de la santé essaye de faire passer les mauvaises nouvelles, prêchant le pire pour ne pas avoir à l’annoncer quelques jours plus tard…et les soignants, admirables, héroïques, inattendus, magnifiques !
Elle est revenue et la vie se fait belle.
20h30
Son sourire est sur le bord de ses lèvres, elle le regarde droit dans les yeux, il devine les siens, bleu, malgré la pénombre qui s’installe en douceur, propice aux confidences, ses traits qui se floutent au moment où il les sculpte dans sa mémoire, ses cheveux libres comme le vent, qui ne souffle plus de peur de déranger, il ose dire ‘bonsoir’ si timidement qu’elle lui dit ‘comment’ si timidement qu’il lui dit ‘comment’ si timidement qu’un grand éclat de rire éclate à leurs fenêtres, si proches maintenant l’une de l’autre, alors qu’on les croyait jusqu’à lors éloignées de la largeur d’une rue…
Elle est là, vivante, souriante, enchantante.
20h35
Il fait nuit, une de ces nuits lumineuses, éclairée par la lune, unique, une seule pour tout le monde, qui ne se partage pas, qui se donne par quartier à tous en même temps, ou alors à personne, une clarté si claire qu’elle éclaire le ciel et voile les étoiles, la lune commune à toute l’humanité…
Il l’a regarde et elle lui rend son regard.
20h40
Deux fenêtres restent ouvertes dans la rue, l’une en face de l’autre, semblant éteintes au milieu des autres toutes allumées, mais ce sont deux fenêtres qui palpitent, deux cœurs qui se sont trouvés, deux êtres qui sont l’avenir du monde…
avril 2020